Les plus beaux monuments historiques de Suisse romande à l'heure de la muséographie 2.0
A la visite d'un patrimoine du passé repensé au futur
Abbayes millénaires, châteaux du temps jadis, monuments phares du XXe siècle marqué par les guerres ou l’invention du cinéma... Comment faire parler les vieilles pierres? Comment transporter les visiteurs du XXIe siècle dans l’Histoire? Zoom sur les magiciens d’aujourd’hui qui rivalisent d’inventivité, d’humour et de technologie, pour réaliser des circuits de visite immersifs et nous faire voyager dans le temps.
Pionnier de l’ingénierie culturelle sur le sol romand, Michel Etter a fondé la société Thematis il y a une vingtaine d’années. C’est à elle que l’on doit, entre autres, la scénographie du château de Chillon, de l’abbaye de Saint-Maurice ou, tout récemment, de l’abbatiale de Payerne. Pour faire rêver petits et grands, une dizaine de personnes se divise le travail : stratégie de développement (pour affiner le projet scientifique et culturel), contenu (conçu avec des historiens capables de vulgariser les informations scientifiques et d’en tirer un scénario), scénographie (soit la traduction du contenu en dispositif) et digital (pour enrichir l’expérience de visite).
Trouver l’esprit des lieux
La première chose est de s’imprégner du bâtiment. Le credo de Michel Etter : faire ressentir au visiteur "l’esprit des lieux". Qui a habité ici? Et de quelle manière? François Confino, scénographe genevois réputé qui agit en mercenaire à l’échelle internationale – on lui doit le Musée national du cinéma de Turin ou une partie du Chaplin’s World voisin – vient de livrer la toute nouvelle scénographie du fort de Chillon : "Ces murs ont une âme !" s’est-il exclamé quand il est rentré dans les entrailles de pierre ayant abrité des centaines de soldats.
L’heure est à la
sollicitation des sens
Elu en 2018 meilleur musée d’Europe, Chaplin’s World a réussi le pari de faire passer les visiteurs du rire aux larmes, comme avec les films de Charlot : la scénographie confine au génie, entre l’ambiance hollywoodienne "grand spectacle" du studio bâti ex nihilo et la touche plus émotionnelle du manoir de Ban, qui a retrouvé ses couleurs du XIXe siècle : là, les visiteurs se muent en invités de Sir Charlie Chaplin et de sa femme Oona, au milieu de leurs meubles et souvenirs, tous restaurés dans les règles de l’art.
Respecter le bâti
Comme le rappelle Michel Etter, le travail étroit entre l’architecte et le muséographe est capital, car la visite du public a un impact sur le monument. A cet égard, le digital est clairement une tendance aujourd’hui : virtuel par essence, il permet de ne pas toucher au bâti. Au château de la Sarraz, un bâtiment classé en note 1 qui a ouvert sa nouvelle exposition au printemps, Vincent Jaton a imaginé quelques "white cubes", ces enceintes aux murs blancs qui permettent d’imaginer des muséographies sans frein : "Grâce à ce dispositif, aucun clou dans le mur !"
Créer une expérience
Il est loin le temps où les visiteurs agglutinés en troupeaux buvaient les paroles d’un guide savant. L’heure est à la sollicitation des sens, à l’expérience, meilleure porte d’entrée du système cognitif. "On a été les premiers à parler d’expérience il y a vingt ans. Aujourd’hui, tout est expérience, même de boire un café ou de prendre le train", s’amuse Michel Etter. Le scénographe dit redouter "les visiteurs hagards, obligés de suivre un circuit sans le comprendre. Nous, on lui donne les clés pour qu’il s’intéresse à ce qu’il veut, et à son rythme." Les parcours libres sont désormais monnaie courante et on se laisse "immerger" dans le sujet, à grand renfort d’audioguides, de projections 3D, d’illusions sonores ou d’installations grandeur nature.
Favoriser l’interactivité
Adieu également les panneaux "interdit de s’asseoir" ou les remontrances d’un gardien de salle à la mine renfrognée. Liberté désormais de toucher à tout, les muséologues d’aujourd’hui l’ont bien compris. Au fort de Chillon – où l’armée a déserté en laissant le mobilier, la vaisselle et jusqu’aux draps de lits –, "il est interdit de ne pas toucher ! Ici, on ouvre les armoires, on peut même viser les voitures qui passent sur la route avec la mitrailleuse d’origine !" s’exclame son administrateur Pierre Clément, aussi ravi qu’un gosse. François Confino l’avait déjà expérimenté à Chaplin’s World, en permettant au public de monter dans la cabane de La Ruée vers l’or et de la faire bouger, comme dans le film. "Bien souvent, les grands-parents n’osent pas y aller. Les enfants les y poussent !" note Annick Barbezat-Perrin, directrice de la communication. Bref, la sortie au musée est de moins en moins synonyme d’ennui. Un joyeux signe des temps modernes.
Abbaye de Saint-Maurice : un parcours (de visite) du combattant
Forte d’une histoire millénaire, l’abbaye de Saint-Maurice se découvre à la faveur d’un parcours de visite des plus innovants. Photo © Abbaye de Saint-Maurice / Aurélie Felli
A Saint-Maurice, ouvert au public en 2015 après dix ans de restauration, il a fallu créer un véritable parcours pour présenter les différents éléments de l'abbaye (basilique, catacombes, trésor, site archéologique, cloître) et cela a demandé un dialogue très serré entre le scénographe, l’architecte, l’archéologue et également les chanoines qui vivent encore sur place…
L’enjeu a été de respecter la substance architectonique et cultuelle d’une des plus anciennes abbatiales d’Europe. Où faire passer le visiteur sans dénaturer le site ou déranger les chanoines au-delà de la fameuse clôture? Comment projeter un spectacle audiovisuel dans une chapelle consacrée? Autant de missions délicates auxquelles a été confronté Michel Etter de Thematis.
"Faire disparaître
la technologie"
Quant au trésor, il a fallu le déplacer dans la cave en adaptant la température au demi-degré près. Le hic? Certaines pièces font encore partie de la liturgie : comment les protéger tout en les laissant accessibles aux chanoines?
Entre les contraintes de conservation, de sécurité (avec des solutions de niveau bancaire !) et de liberté de culte, Thematis a abouti à une salle remarquable : des vitrines inviolables mais que les pèlerins peuvent embrasser, comme le veut la tradition, sans déclencher de tonitruantes sirènes. Des écrins imaginés comme des bulles de lumière dans la pénombre. "On a réussi à faire disparaître la technologie, à inventer un lieu à la fois tourné vers l’intérieur et ouvert sur le monde."
Château de Grandson : mue en cours
Château de Grandson © Boris Bron
Dans le "deuxième plus grand château de Suisse en volume construit", une mue géante se prépare. Depuis la restauration patrimoniale amorcée en 2011, la volonté de restructuration s’est élargie à l’intégralité de la muséographie. "En gros, on garde le château, mais on revoit tout le reste !" glisse avec humour le conservateur, Camille Verdier.
"Du Luc Besson
version Grandson"
C’est l’Atelier Steiner Sarnen dans le canton d’Obwald qui a remporté le concours pour la muséographie début 2020. "Leur projet conjugue à merveille la scénographie avec l’histoire et l’architecture propres au château de Grandson." Exit les projets de princesses et de chevaliers "un peu fourre-tout" et place, notamment, à la grande histoire des guerres de Bourgogne, que Camille Verdier souhaite rendre accessibles au plus grand nombre.
En dix ans de travaux, les pierres ont déjà révélé bien des secrets. "On a par exemple pu documenter récemment, grâce à l’archéologie, la brèche creusée par Charles le Téméraire en 1476 !" Sans spoiler, on peut déjà dire que les guerres de Bourgogne seront traitées de manière immersive et cinématographique : comment ressentir la peur ou l’ennui lors d’un siège? "Du Luc Besson version Grandson", promet avec espièglerie Camille Verdier.
Abbatiale de Payerne : remise au centre du village
Dans la chapelle haute Saint-Michel de l’abbatiale de Payerne, l’installation sonore Terra incognita dialogue avec la couronne en chêne monumentale de la reine Berthe, ancienne charpente du clocher qui prend tout son sens dans cette salle dédiée à l’élévation des âmes. Photo © Thematis - Pauline Stauffer
A l’abbatiale de Payerne, après une restauration qui a duré près de dix ans et le réaménagement de la place du Marché en espace piéton, Thematis signe le nouveau parcours de découverte de ce joyau clunisien, ouvert au public l’été dernier. "L’ancien musée historique a été fermé et nous avons voulu remettre l’église au milieu du village, s’amuse le scénographe Michel Etter, c’est-à-dire remettre au centre le bâtiment – tout de même la plus grande église romane de Suisse – et sa foisonnante aventure humaine."
A cet égard, l’équipe a retenu vingt points d’intérêt majeur, tous scénographiés selon différentes techniques (projections ou installations), et a créé un audioguide mettant en scène une jeune architecte "rock’n’roll" née à Payerne, capable de passionner les visiteurs de tout âge. Cette visite romancée intègre six personnages historiques comme la reine Berthe ou l’impératrice Adélaïde. Pour ces histoires anciennes de grande ampleur, la démarche de Michel Etter se veut progressive et holistique : "Il faut à la fois dégager l’esprit du lieu tout en trouvant son essence, et que ça tienne en 1h30 !"
Dans la peau
d’un moine cistercien
Comment expliquer aujourd’hui l’importance de la chapelle haute Saint-Michel, dédiée aux morts et au culte de l’au-delà? "Pour essayer de faire comprendre cet espace typiquement clunisien aux visiteurs, nous avons réalisé une installation intitulée Terra incognita qui incite à lever les yeux au ciel et à expérimenter quelque chose qui a à voir avec la spiritualité, quelle qu’elle soit." Au milieu de fils de cuivre tendus, on est invité à rentrer : chacun des trois espaces possède sa propre lumière et sa propre ambiance sonore (chants grégoriens, cloches de l’abbatiale, martinets qui nichent dans le toit) grâce à une projection sonore directionnelle – une des premières utilisations en Europe.
Dans la salle du Dormitorium, Thematis a cette fois imaginé des couchettes en métal et en bois – "modernes mais sobres, dans l’esprit clunisien" – pour faire appréhender au visiteur la vie quotidienne d’un moine au XIVe siècle. L’enjeu? Se coucher à son tour et se laisser bercer, de manière intime, par le film d’animation projeté au plafond sur un écran LED, où le moine Jean évoque son quotidien.
Château de la Sarraz : c’est vous qui avez les clés !
Avec la clé numérique, vous pouvez par exemple actionner les tableaux vivants qui se mêlent habilement aux toiles de maître sur les murs. Photo © DR
Construit sur un éperon rocheux en 1049, le château de la Sarraz n’a jamais changé de mains jusqu’à la mort de la dernière châtelaine en 1948. Sa particularité est d’avoir gardé le caractère d’une demeure habitée et les nombreux objets acquis au cours des années.
C’est pour respecter cet "esprit des lieux" que Vincent Jaton, muséographe indépendant qui a remporté le concours en 2018, a imaginé une nouvelle exposition permanente baptisée 900 ans de dynastie, ouverte au public depuis ce printemps : "A travers de grands thèmes comme la baronnie, le mercenariat ou le mécénat, on a fait dialoguer les générations, cinq familles en tout, qui se sont succédé au fil des âges." Sous-titré "Les clés du château sont à vous !", le parcours de visite entend insuffler l’idée d’un endroit habité dont le visiteur devient à son tour l’habitant.
Un château
intelligemment hanté
Grâce à un filtre sur les fenêtres du château, les pièces historiques sont baignées d’une douce lumière qui ne perturbe pas la lisibilité et crée comme un cocon, "il y a même un faux feu, on est comme à la maison !"
Avec la clé numérique (qui fait office de billet d’entrée et de clé "magique" pour actionner divers dispositifs interactifs ou audiovisuels), "chacun y va à son rythme, enfants comme adultes, spécialistes comme dilettantes. Pour ces châtelains d’un jour, la clé est donc aussi une clé de compréhension."
La trouvaille du (XXIe) siècle? Des tableaux vivants (entendez, des vidéos) qui s’animent entre de véritables toiles de maîtres, sous les yeux ébahis des visiteurs. Pour une illusion parfaite, costumes, cadres et fonds de tableau ont été reconstitués quasiment à l’identique, et les personnages historiques – fantômes bienveillants du passé – sont interprétés par des comédiens. "Cela donne lieu à des situations parfois anachroniques, comme la discussion dans le grand salon entre la dernière châtelaine et une antique baronne." Un château intelligemment hanté.
Fort de Chillon : la nouvelle attraction
Dans la salle des lavabos, certains miroirs sont devenus des écrans vidéo astucieusement intégrés à l’esthétique du lieu. Où l’on voit une femme déguisée en soldat se démaquiller et que l’on apprend que l’armée était interdite aux femmes jusqu’en 1995… Photo © Agence Explosition
Pierre Clément, lui, n’a rien d’un professionnel de la scénographie. C’est pourtant à lui et à sa fille que l’on doit la résurrection très récente du fort de Chillon, point ouest du Réduit national, et construit en plaine. "Le Réduit national est l’un des secrets les mieux gardés de la Suisse : une stratégie de défense imaginée par le général Guisan pour pouvoir contre-attaquer depuis les montagnes et qui a transformé le pays en véritable emmental !"
"The War Effect"
Ici, ce sont plus de 2000 m² de galeries sur deux étages, creusées dans la roche, juste en face du château de Chillon, de l’autre côté de la route cantonale. Comme l’explique lui-même ce passionné d’Histoire à la retraite – qui a racheté le fort à l’armée en 2010 –, la résurrection est ici double. "Construit en 1941-1942 et occupé par l’armée jusqu’en 1995, ce fort était invisible à l’oeil nu. Désaffecté en 2001, il a aussi perdu toute fonction militaire." Coup double donc pour ce musée un peu fou ouvert fin 2020, qui rend visible ce témoin de l’architecture militaire suisse tout en donnant un éclairage historique et ludique sur cette vie souterraine pleine de mystères.
Côté muséologie, reconstitution hyper soignée et réalité virtuelle sont au rendez-vous. Grâce à une technologie de pointe, une quinzaine de petits films permettent de revivre, comme si on y était, les "ambiances de caserne". Le tout réalisé sous le joyeux contrôle de deux experts militaires – dont le commandant jadis en activité sur le site – ainsi que d’un historien. Le film le plus bluffant? Celui du coup de feu en cuisine qui a dû être tourné dans un studio de 1000 m² près de Paris, afin d’avoir assez de recul pour recréer l’exact décor de celle du fort et projeter le film derrière le fourneau... Un contenu scientifique au garde-à-vous, au service d’un parc d’attractions (mention spéciale aux jeux de stratégie et de réalité augmentée) : "war effect" garanti !